Seul dans la nuitAvec une éponge, je frotte brutalement ma peau. Les multiples passages la font rougir. La mousse pétille et tombe quand le flux d’eau la percute. Le visage mis sous le jet, l’eau chaude détend mes muscles contractés. Les sourcils froncés, le cœur pincé, j’essaye d’oublier encore ce qu’il vient de se passer. Effacer ma mémoire est ma solution pour avancer, ça m’évite de me foutre une balle entre les deux yeux pour totalement tout effacer, moi y compris dans l’équation.

Seul dans la nuit, j’avance en suçant une sucette à la cerise. La foule passe, les visages s’affichent et de ma mémoire se détachent. Les voix crient de bonheur et s'exclament de fureur pendant que les lampadaires transmettent sur mon chemin leur lueur.
De sortie ce soir, je rejoins le QG à Khao San Road, dans un sous-sol, accessible par un escalier souterrain entre un coiffeur et un restaurant vietnamien.
Dedans, une vieille odeur de clope froide ambiance les lieux. Au centre, un billard, avec des canapés à certains recoins de l’immense pièce, des tables et des chaises hautes, et une petite pièce pour les wc. Un squat, des plus banals, fréquenté par les cœurs brisés, par les abandonnés, par les flingués.

Seul, j’allume uniquement une petite lampe à côté du canapé où je me suis affalé. Allongé, j’allume une cigarette dans cette grande pièce froide. Posant la clope au bord des lèvres, je me tourne de trois-quarts vers la table de chevet pour allumer le poste radio. Un œil fermé pour éviter de le déglinguer par la fumée, je tourne le bouton dans plusieurs sens pour trouver une bonne station. Tombant sur un classique thaïlandais, je reprends à la pointe des doigts ma clope, laissant les cendres s’effondrer sur mon torse. Reprenant un confort dans le creux du canapé, je reste silencieux, les yeux figés au plafond à écouter la musique nostalgique.

Seul dans la nuitDans mon champ de vision apparaît une petite tête appuyée contre le dossier du canapé. Mes yeux dérivent vers elle et la trouvant adorable, je ne peux m’empêcher d’afficher un léger sourire attendrit. Le meilleur de monde, le meilleur grand-frère parce qu’il ramène à manger. Il y a plus que ça, mais ce genre de petites attentions font qu’à mes yeux, Law est le meilleur. Je l’aime en tant que frère peu importe ses défauts, après tout, j’suis pas le mieux placé, j’en ai une tonne des merdes dans le caractère.

Le garçon me débarrasse de ma clope et comme un sale gamin, je râle. “Ma clope putain.” Sourcils froncés, je me relève quand même et le regarde s’asseoir sur le sol. Je prends le sachet qu’il me tend et je prends une brochette de viande. À mon tour, je lui tend le sachet, mais sans attendre, je le mets en fin de compte à côté de moi. “Viens sur le canapé, tu vas te geler le cul.” Je pointe du nez la place à côté et je commence à manger. Je regarde Law de haut en bas. J’aime toujours comment il est fringué. Il a un style. “J’aime bien ta veste. Tu m’la prête ?” Dis-je en mâchant la bouche ouverte, le regard axé dans le sien.

Seul dans la nuitMâchouillant bruyamment, je secoue légèrement la tête de gauche à droite, déconcerté, lorsqu’il confirme son prêt du vêtement. La grimace déformant mon jeune visage un peu égratigné au niveau de la lèvre inférieure, j’suis faussement époustouflé par sa générosité.
Alors que le plus vieux vient tirer ma joue élastique, je continue de croquer dans ma brochette, pas du tout gêné par son action. Et quand il la lâche enfin, je lève les yeux au ciel et ferme la bouche bien devant lui pour lui montrer que je suis un bon garçon. Mais, à peine deux secondes après, je me remets à mâchouiller, moins fort, mais toujours avec un son perceptible. C’est instinctif, peut-être maladif, mais pas malveillant parce que j’suis pas méchant.

Rapidement, je termine ma brochette et je mets le bâton dans le sac plastique pour tout regrouper. À cet instant, je sens une main me caresser le dessus de la tête. Continuant mon rangement pendant ce temps-là, je penche naturellement le crâne sur le côté comme pour lui montrer que j’appréciais ce qu’il me faisait. Et entre deux, je regarde autour de moi pour voir si quelque chose traîne, mais non tout est soit disant bien rangé, pas propre, mais rangé.
Je l’entends chercher dans le sac et il me balance une canette que j’attrape aussitôt. Je la craque et de la mousse en sort rapidement. Pour éviter que ça coule partout, je pose ma bouche assoiffée dessus et aspire avec force le contenu qui jaillit. Il m’informe qu’il veut dormir ici, dans le squat ? Je regarde autour de moi et d’un air interrogateur, je lui réponds : “Tu veux dormir dans le squat ? J’sais qu’on se retrouve souvent ici hein, mais j’habite pas là.” Balayant une nouvelle fois du regard la pièce, mon regard devient soudainement blasé. “Bon, clairement, ici, c’est plus grand que chez moi. En fait, chez moi, c’est même pire.” Ici, au moins, il n’y a pas de fuite d'eau. Mon taudis, comme je l’appelle, se trouve aussi dans un sous-sol, sans lumière. J’ai un vieux canapé troué, un matelas sur le sol, une table basse en fer, un rideau pour séparer mon espace salle de bain/toilette du reste. Bref, un trou à rat qui doit convenir à mon espèce. “On va s’coller, serrer sur le canapé pour avoir chaud.” Le regard qui dérive sur le côté, la tête de trois-quarts, je me mets discrètement à sourire amusé. Ça m’change de taquiner, ça casse l’air triste que j’ai tendance à me trimbaler.

Je le vois bâiller et j’ai envie de lui faire plaisir. Alors, je pose ma bière au sol, pousse le sac en plastique entre nous deux. Je m’approche en traînant le fessier contre le faux canapé en cuir, et je le fais se tourner en appuyant sur ses épaules. Une fois dos à moi, je me mets à lui masser les épaules. “Tu veux la version censurée de ma journée ou la vraie ?”

Seul dans la nuitLes doigts travaillant avec soin les épaules du plus vieux, je regarde sa tête se pencher. Ses cheveux sombres sont brillants et sentent un doux parfum. Attentionné, il m’autorise à lui donner la réponse qui me convient le mieux. Franc, j’ai choisi la non-censurée. “J’ai réparé une putain de moto aujourd’hui, magnifique. J’ai nettoyé le matos presque toute la journée, j’ai le dos mort. Et après, j’ai sucé un client et il m’a regardé me branler en buvant son whisky. L’autre client, m’a juste baisé en pleurant sa copine dans le lit. Rien d’excitant.” Un soupir fatiguant finit ce monologue peu valorisant. De toute manière, j’ai rien qui peut rehausser mon honneur. J’suis entaché.

Maintenant, c’est son visage qui me fait face. Le massage terminé, Law s’est retourné pour encore me sortir ses phrases adorables. Il a une fâcheuse tendance à m’énerver, parce qu’il me donne envie d’être protégé, alors que je suis un défenseur de l’indépendance. Je veux me débrouiller tout seul et ça m’tape sur les nerfs quand quelqu’un me vient en aide, car je me sens faible. J’me casse le cul (deux les deux sens du terme) à gagner de l’argent, à me payer à bouffer sans un coup d’main. Fait chier... P’t’être qu'au fond, j’en veux au monde entier pour m’avoir pendue une épée de Damoclès au dessus de la tête. Pourtant, à l’intérieur de ce cœur qui se veut de pierre et de glace, l’envie d’être pris sous le bras de quelqu’un étincelle. “J’veux pas dépendre de toi.” Je le regarde quelques secondes dans les yeux, avant que mes prunelles s’échouent sur sa main, qui tient sa bière.

Il propose de rentrer. Où veut-il partir ? Sa main est tendue vers moi et mon rythme cardiaque s'accélère. Je déteste sa gentillesse. De manière abrupte, je mets ma main dans la sienne, les joues qui rougissent perceptiblement. “Chez moi ?” Le regard à la dérive, mes pupilles ne réussissent pas à rester fixes aux siennes.

Quelques fois, le garçon au bonnet venait dans mon taudis. Ils arrivent aussi que l’on se retrouve dans des chambres d’hôtel, fraîchement payées par un client. Je n’ai rien à lui cacher, j’suis honnête avec le monde et encore plus avec Law. J’lui dois au moins ça après qu’il ait fait ce que je n’ai jamais osé faire : casser la gueule de mon ancien patron. Law c'est : Un grand-frère, un protecteur, mon crève-cœur, une chaleur.

SEUL DANS LA NUITBien trop fort ? Ces paroles me surprennent et me touchent de manière imperceptible. Touché, je ne veux pas le lui montrer. Je ne m'estime pas particulièrement fort. Mes maigres bras me serviraient plus à prendre de la vitesse pour fuir, plus qu’a cogner la gueule de quelqu’un. Ma force est peut-être mentale, et même là, j’en doute encore. J’suis juste pas rêveur. J’attends rien de particulier de la vie, ce qui fait que je suis rarement déçue ou envieux.

Je sens sa main tapoter mon dos et mon regard levé vers le ciel, je dis d’un ton exaspéré. “Je sais et j’suis pas gêné, tu racontes d’la merde.” Le petit ego de toucher, la vulgarité trop souvent utilisée par mes jeunes lèvres, je me sens obligé de le regarder lorsqu’il pose sa main sur ma joue. Mes yeux, quelques secondes confrontés aux siens, prennent refuge contre le canapé abîmé très rapidement. Et les sourcils froncés, je lui réponds froidement. “J'sais, t’as crû quoi ? J’suis pas un putain de pervers.” Sans tarder pour éviter de croiser à nouveau ses prunelles remplies de tendresse, je me lève et sors du lieu avec lui sur mes traces. À l’extérieur, je sors d’une poche des clés pour démarrer un scooter. C’est le seul permis que j’avais. Pour le casque, j’en avais pas. Dans l’coin pas besoin, surtout à une heure un peu tardive. Franchement, y’en avait pas besoin, je m’en foutais. Presque personne roulait avec. Il fallait qu’on y aille de toute manière en transport, on avait environ vingt minutes de trajet. “Sers-moi bien p’tit chat.” Dis-je avec un sourire amusé à Law.

SEUL DANS LA NUITLes bras de Law entourent ma taille. Cette chaleur, ressentie en bas du ventre, réchauffe également mon cœur qui a peu d’espoir. Roulant légèrement au-dessus de la vitesse réglementée, nous arrivons chez moi en dix minutes approximativement. Me garant sur le trottoir, je vois la lumière de ma voisine s’allumer. Le bout de son nez se pointe au-dessus de la fenêtre de sa cuisine. Trop curieuse, elle fait souvent sa commère dès qu’elle m’entend arriver. Femme d’une trentaine d’année, qui en fait le double à cause de l’héroïne qu’elle injecte sur son bras gauche (ou droit quand les veines du gauche sont trop fatiguées), l’ennuie la dévore et la fait traîner souvent sur son balcon pour connaître la vie d’autrui. Malgré son apparence cadavérique, elle n’est pas bien méchante. Parfois, elle m’offrait du poisson qu’elle a récupéré après avoir rendu visite à sa mère qui est poissonnière. Mais ça, c’est quand elle n’est pas trop défoncée pour pouvoir bouger et se rendre compte de la réalité.

“J’ai ma couverture, c’est déjà bien.” Dis-je d’un ton un peu râleur. “Tu veux un lit double avec des pétales de roses aussi ?” Une grimace pendue sur les lèvres desséchées, je descends à mon tour et m’arrête en le regardant droit devant lui. *Il s’est vite habitué.* Haussant le sourcil, je le suis et ouvre la porte sans même devoir la déverrouiller. Pas que je ne le voulais pas, mais parce que c’est cassé. De toute manière, y’a rien à voler chez moi, j’ai que dalle. Laissant Law refermer la porte derrière lui, je vais dans la cuisine pour me passer de l’eau froide sur la figure. J’en jette dans le cou et dans la nuque. En Thaïlande, il fait chaud. Souvent, il m’arrive même d’avoir la tête qui tourne à cause de la chaleur, et d’un mélange mal foutu (fatigue, drogue, sale produits,...) et la seule solution trouvée, c’est de m’asperger le visage d’eau froide et d’attendre. Tapotant avec le dos de ma main les recoins de mon visage qui goûtent, je m’effondre sur mon lit, pas tout à fait deux places, mais plus qu’une place. “Putain…” Le soupir long, je profite d’avoir le corps allongé, enfin.